Dimanche 01 novembre.
8h04.
Brume du matin. Qui s’enroule en écharpes perlées d’humidité autour des corps qui se pressent sur le quai de gare. La pudeur trace des limites invisibles entre les passagers pressés de monter dans le train. L’amour nous blottit l’un contre l’autre. Au diable les convenances. A deux, on est plus forts pour lutter contre le froid mordant de l’automne.
8h27.
Signal strident répercuté par le tunnel. Crissement des freins contre les rails. Lumières rondes qui percent le brouillard. La gare s’anime. Et on se serre la main plus fort.
Bousculade devant le marchepied. Les voyageurs sortent, les voyageurs entrent. Mêlée indistincte et brouillonne. Loin de nous. Loin d’un tout.
9h36
Le train file à toute vitesse vers son objectif, ne s’arrêtant que brièvement en gare pour avaler de nouveaux passagers. Tête contre tête, nous regardons le paysage qui s’incline à notre passage, les branches qui se tendent, le soleil qui règne, les arbres qui se dressent, le ciel qui nous toise. On ferme les yeux, on se sourit.
9h47.
La capitale se dessine et les voyageurs s’agitent. Les genoux craquent, les manteaux se ferment, les sacs sautent sur les épaules.
9h58.
Le train ralentit et s’arrête enfin. Le flot de voyageurs qui s’en écoule emporte avec lui des bribes de chaleur que la fin de matinée tente de détruire à grandes morsures glacées.
Isolés dans notre bulle d’impatience, nous interdisons au froid de nous agresser.
Premier escalator. Deuxième escalator. Nous nous enfonçons au sein de la gare, prêts à être engloutis par les entrailles de Paris pour mieux atteindre notre but.
Troisième escalator. Fausse route. Nous ne cherchons pas le RER E, nous voulons sauter dans le M12.
Volée d’escaliers. Retour à l’air libre. Demi-tour. Descente de marches abîmées. Nous longeons un couloir aux murs pavés de petits carreaux blancs parfois fissurés. Je ne me sentirai pas en sécurité s’il n’était pas là. Sa présence chasse les ondes sournoises qui suintent de ce couloir.
10h28.
Nous sommes entassés les uns contre les autres usagers du métropolitain. Les passagers se méprisent et s’arrachent quelques millimètres carrés d’espace.
Nous sommes pris en otage par la musique trop forte d’un musicien de rue. Sa trompette grince contre mes tympans et les vibrations sourdes que scande son enceinte résonnent dans mon estomac.
Je me blottis contre lui et je ferme les yeux. La magie opère. Je m’envole loin du musicien, loin des usagers, loin de la grisaille de Paris. Mais toujours tout contre lui.
10h47.
La rame s’immobilise contre le quai. Les stations ne se sont succédées que trop lentement à mon goût et j’ai hâte de quitter ce wagon-conserve. Les passagers se poussent, se tassent, se pressent. Ma main ne lâche pas la sienne. Et nous fendons la foule qui monte lentement l’escalier menant à l’air libre.
10h49.
Le parc des expositions de Paris. Hall 1. Destination finale.
Nous suivons le tapis rouge qui court le long des différentes entrées. L’impatience fourmille dans mes jambes lorsque j’entre dans le corridor de barrière qui mène jusqu’à l’entrée. Je me retourne et je vois le reflet de ma joie dans son sourire.
10h53.
Un vigile vérifie nos entrées, un autre notre sac. Et puis, enfin, on pénètre dans le grand hall. Et on oublie le temps.
Les stands sont tous plus époustouflants les uns que les autres. Les équipes n’ont pas lésiné sur les moyens pour donner vie à l’espace qui leur ait alloué. Le regard vole d’un endroit à un autre et le tournis s’infiltre dans l’esprit.
Une immense affiche pour le nouvel Assasin’s Creed, douze bornes de test pour le prochain Xenoblade Chronicles, des écrans géants qui présentent les bandes-annonces des jeux les plus attendus, des espaces conçus pour vanter les mérites de chaque marque, des animateurs survoltés. Et des files d’attente interminables. Quatre heures avant de pouvoir accéder à la démo d’Uncharted, de Battlefront ou de Black Ops III.
Il me souffle qu’une année, des gens avaient été piétinés dans la file d’attente pour Call of Duty. Je frissonne. La passion gomme parfois le respect avec une violence qui me sidère.
J’oublie bien vite cet affreux accident. Déjà, parce que sa main contre la mienne fait s’envoler mes craintes de servir de tapis à un fan surexcité, ensuite parce qu’il y a trop à voir et à retenir pour que je m’attarde sur un ignoble détail du passé.
Quelques cosplays sillonnent la foule. Un Ezio aussi discret que son rôle le suppose, quelques Mario et Luigi, des zombies que j’évite soigneusement, des héros typiquement japonais, un groupe grimés selon les personnages de The Witcher, un Link aux couleurs très fluos … Ils passeraient presque inaperçus au milieu des stands colorés qui vendent des produits dérivés.
Je ne peux m’empêcher de m’émerveiller à chaque nouvel univers qui s’offre à nous et il ne peut retenir le sourire lumineux qui éclaire son visage. Malgré notre déception, nous refusons de nous insérer dans les files d’attentes des jeux les plus convoités. Même pour quelques minutes de découverte inédite, l’échange nous paraît inégal. C’est du désir que naît le plaisir. Le violer revient à le diminuer.
Nous profitons tout de même de l’évènement pour tester deux nouveaux jeux Nintendo qui ne présentent pas d’attente infinie : Mario Tennis et Xenoblade Chronicles X. Nous perdons – avec panache – la partie du premier et nous ne nous attardons pas sur le second – très beau mais pas vraiment notre style de jeux.
Nous errons, encore et encore. Parfois, nous nous arrêtons un long moment sur les stands, parfois nous les longeons rapidement. Nous découvrons à chaque tour des nouveautés, assistant à des finales mondiales aux prouesses remarquables, admirant des graphismes et une fluidité hors-normes, engrangeant plus que ce que nos yeux peuvent retenir.
Nos pieds butent contre les canettes offertes qui n’ont pas eu la délicatesse d’être jetées dans une poubelle. Cela n’entame pas notre enthousiasme. Difficile de lutter contre l’ambiance joyeuse qui règne sur tous les stands. Les distributions de cadeaux fleurissent de partout. Les animateurs jettent des bracelets, des T-shirts, des autocollants à la foule de bras tendus. Les paumes se heurtent, les doigts se tendent, les phalanges se crispent, les ongles se plantent. Cahots amicaux mais cahots fervents. On ne laisse pas un centimètre carré à son voisin. On ne laisse pas les cadeaux tomber dans d’autres mains que les siennes.
Quand abrutis de nouveautés, de sons, d’images, de vie, nous nous réfugions dans un coin du salon pour nous asseoir, nous sommes encore à la merci des jeux vidéo. Face au stand Xbox, nous n’échappons pas aux démonstrations de Forza en conditions réelles – pas d’aide à la conduite et volant à manipuler – ni à l’enthousiasme débordant de l’animateur. De même, pour la démonstration de Halo 5 qui s’en suit.
16h58.
Il est temps de repartir. Nous arrachant à regret de cette bulle vidéo ludique flottant en plein cœur de Paris, nous quittons le Hall des Expositions. Retour dans le métropolitain. Les yeux étincelants et le cœur gorgé de plaisir, nous nous projetons déjà à l’année prochaine.
17h13.
Les stations de métro défilent dans un inconfort égal à celui du matin. Sardines compressés contre leurs aromates, il ne manque que l’huile pour nous étouffer complètement dans cette boîte de conserve.
17h28.
Nous émergeons du métropolitain. L’air a beau être pollué, il est plus agréable à respirer que celui chaud et moite de la rame. Nous remontons la rue avant de nous rendre compte que nous ne sommes pas sortis dans la rue espérée et que nous ne reconnaissons pas les lieux.
Un plan se propose à nous. L’heure tourne. Nous n’avons pas le temps de le lire avec sûreté. Abandon. Demi-tour. Retour en arrière.
17h39.
Il ne reste plus que cinq minutes avant le départ du train. Nous étions pourtant partis en avance, pour nous assurer d’arriver à l’heure. C’est loupé.
Englouti par un tunnel du réseau RER, nous nous rendons compte qu’à notre allure de marche rapide, nous n’y arriverons pas. Sans échanger un mot ni un regard, nous nous mettons à courir d’un même mouvement.
Les composteurs de tickets nous ralentissent à peine dans notre course effrénée. Mais à peine, c’est déjà trop. Le souffle échappe à mes poumons brûlants, les muscles de mes jambes s’offusquent d’être ainsi bousculés, la sueur échauffe mon front. L’escalier qui se dresse devant moi freine brutalement ma course. Je le grimpe avec volonté mais les forces me manquent et mon rythme ralentit inexorablement.
Devant moi, il avale la montée comme un rien. Et m’attend au sommet, encourageant mon effort de son regard. Hors d’haleine, je me hisse sur la dernière marche, les jambes tremblantes, la gorge en feu.
17h43.
Les escalators sont pleins de passants nonchalants qui s’étalent sur toute la courte largeur des marches automatiques. Il faut se frayer un chemin au travers de cette masse inerte et grognon qui se plaît à ronchonner et à boucher le passage.
Nous nous faufilons entre les usagers à coups d’excuses et de coudes, gravissant les deux étages qui nous séparent des voies. La lutte contre le temps est sur le point de se terminer.
17h44.
La gare résonne des notes jouées par un pianiste amateur. Nous n’y prêtons pas la moindre attention, nos corps tendus vers la voie sur laquelle nous attend notre train.
Derniers slaloms entre les passagers, valises autour d’eux comme des remparts contre le monde, mentons levés vers les écrans d’affichage, yeux guettant avidement les informations sur leurs prochains voyages. Nos pieds tambourinent le sol, nos genoux se plient pour éviter les obstacles, nos dos ondulent pour se glisser entre deux personnes.
Les dernières secondes s’égrènent avec rapidité pour rejoindre leurs comparses au bas du sablier. Mais le train est désormais à portée de main.
Ultime pied de nez au temps qui file, je me permets de composter le billet que je serre entre mes doigts crispés. Puis, je file le retrouver, lui qui m’attend sur le quai.
Nous grimpons dans le premier wagon et remontons le couloir jusqu’à atteindre nos places, dans lesquelles nous nous effondrons.
17h46.
Le train s’ébranle et quitte la capitale.
Le contrecoup de l’effort nous fauche et nous laisse pantelant sur nos sièges.
Dans le silence de notre fatigue, nous échangeons un regard qui sourit. Nous avons gagné la course.
17h50.
Palpitant d’émotions. Voilà le résumé parfait de cette journée.
Excitation, émerveillement, satisfaction, stress, euphorie, angoisse, assurance, volonté… Toute la palette se mélange dans le tableau pour donner vie à un souvenir durable.
Avec comme dominance la complicité et le dépassement de soi.